17.12.12

Ligaments croisés du genou : les contraintes appliquées in situ.



Si les mesures directes sur les ligaments croisés du genou (LCG) faites in vitro permettent de constituer une base de données indispensable, il est difficile de reproduire ces conditions in vivo et de mesurer les mêmes paramètres. Actuellement, l’impact des exercices en rééducation sur les LCG reste encore largement peu étudié.

L’équipe de Toutoungi et O’Connor [1] a voulu mettre en évidence les contraintes exercées lors de différents exercices musculaires des membres inférieurs. Pour cela, la méthode de l’étude se compose soit d’un mouvement fonctionnel soit d’un mouvement analytique associé à une modélisation mathématique et cinésiologique déjà validée dans des études antérieures.



   Le but de l’étude était de calculer les forces appliquées sur les ligaments LCG notamment le pic de force maximum exercé ainsi que les variations de contraintes et de cisaillement fémoro-tibiales en fonction de l’amplitude de mouvement. La méthodologie, similaire à l’étude de Collins et O’Connor [2], a la particularité d’ajouter un modèle de LCG plus réaliste inspiré de Zavatsky et O’Connor [3,4]


   Le protocole consistait à tester sur un premier groupe de sujet une série d’exercices isocinétiques et isométriques réalisés en chaîne cinétique ouverte (CCO) ; et sur un second groupe une série d’exercices en squat en chaîne cinétique fermée (CCF). En ce qui concerne les outils d’évaluation musculaire, le dynamomètre Kincom® calcule les moments de force dans le plan sagittal pour les exercices isométriques et isocinétiques, une plateforme AMTI® analyse la répartition du poids du corps pendant l’exercice de squat, le VICON370® enregistre les trajectoires des membres inférieurs, l’electromyogramme (EMG), impossible avec le dynamomètre, sert à évaluer lors du squat le potentiel contractile de six muscles du membre inférieur ; le droit fémoral, le biceps fémoral, le gastrocnémien médial, le grand fessier, le tibial antérieur et le tenseur du fascia lata (TFL).


   Les séances d’isocinétisme consistaient à réaliser 5 séries d’extension-flexion en mouvement volontaire maximal en mode concentrique aux vitesses successives de 60, 120, 180°/s. Sur le même appareil, une contraction isométrique de 3 secondes était demandée en extension puis en flexion aux amplitudes de genou de 15, 30, 45, 60 et 75°. Concernant les squats, tout d’abord une contraction musculaire volontaire maximale pour chaque muscle testé etait réalisée selon une procédure standard à l’EMG. A partir de cette mesure, la valeur absolue moyenne était déterminée. Ensuite, successivement il était demandé un squat aller-retour bipodal talon au sol, ensuite talon décollés, enfin en unipodal talon au sol.


   Pour calculer les forces appliquées aux LCG, il s’agit de déterminer le système articulaire à étudier avec les forces extérieures appliquées à ce système. Ensuite, il faut déterminer comment sont distribués la direction et les moments de ces forces. Pour se faire, 4 segments de membres sont cités dans le système : pelvis, fémur, jambe et pied. Les principes de Newton seront appliqués dans un modèle en 2D. Au préalable, les forces externes seront calculées à partir de la table anthropométrique de Winter. La distribution des forces et les contraintes engendrées sur le système (ici, le genou) sont déterminées selon la méthode DDOSC (Dynamically Determinate One Sided Constraint)en incluant en plus la variable de la translation tibiale.


Après analyse statistique des résultats, les évaluations isocinétiques donnent des pics de force de contrainte en extension à 40° d’amplitude de genou pour le LCA et à 90° pour le LCP. En mouvement de flexion, seul la force appliquée sur le LCP est calculée et son pic apparait à 90°. Ces pics sont indépendants des vitesses concentriques utilisées


Tableau I : Pic de force de contrainte exercée sur les ligaments croisés exprimés
en Newtons par rapport au poids des sujets (N/Kg) [1]
Le pic LCP en flexion est beaucoup plus important que les pics du LCA. Les contraintes en mouvements isocinétiques décroissent significativement toutes quand la vitesse en concentrique augmente. Les squats fournissent des contraintes quasi-exclusives sur le LCP. Pour le mouvement en descente ; la différence entre les forces appliquées au LCP est significative au sein des sujets du groupe testé mais pas dans la montée du squat.

En terme de discussion, les auteurs [1] veulent revenir sur le fait que transposer les calculs de force in vitro sur les données in vivo, comme cela se fait habituellement pour ce type d’étude, rend très difficile la relation avec la notion de prévention des blessures du genou. A l’opposé, l’expérimentation associant des mesures non invasives avec un modèle géométrique du membre inférieur met en valeur une représentation plus réaliste des forces de contrainte. Les calculs doivent prendre en compte que la résultante des forces de cisaillement dépend de la direction de la force ligamentaire évoluant en fonction de l’angle de flexion et du déplacement tibial. Ainsi, le pic de force du ligament n’est pas forcément simultané à la force de cisaillement, ni proportionnelle.


   En ce qui concerne l’écart pic LCA versus pic LCP, les mesures les plus élevées sont de 0,55 pour 4,6 N/Kg. C’est la conséquence de la différence d’angle d’inclinaison et de la résultante des forces du tendon patellaire et des ischio-jambiers. Le tendon patellaire s’oriente jusqu’à 65° par rapport au plateau tibial donc le ratio de cisaillement passerait de 0,4 à 1. Les ischio-jambiers sont orientés à 90°donc la résistance du LCP devient la résultante directe de la force des ischio appliquée.

   Bien que les différents aspects de la méthode aient été validés au préalable, l’article souligne l’existence de plusieurs limites à cette étude. Le modèle 2D reste très limitant dans les contraintes impliquées. En effet, dans les squats et l’isocinétisme, il existe une composante medio latérale du pic de contrainte sur les ligaments, non prise en compte dans cette étude. Ensuite, c’est le même modèle paramétré pour tous les sujets. Bien que cette limite n’ait que très peu d’effet sur la force des ligaments, ces paramètres incluraient la géométrie de l’articulation fémoro-patellaire et le bras de levier des ischio-jambiers. Le pic de force des ligaments pourrait être amélioré de 20% de ce qui a été calculé. Il conviendrait d’avoir un ajustement plus individualisé de ces paramètres pour chaque sujet. Enfin, sélectionner la combinaison de solutions possibles parmi les résultats DDOSC peut constituer un biais. Plus particulièrement quand une multitude de muscles sont actifs simultanément. Cela peut être difficile de choisir entre plusieurs alternatives si l’EMG indique l’activité de plusieurs muscles en même temps. Cette problématique était plus flagrante dans les exercices en CCF type squats qu’avec les autres exercices en CCO.

Pour ouvrir de nouvelles perspectives, l’article souhaite approfondir ces recherches pour pouvoir utiliser ces valeurs de forces ligamentaires et déterminer précisément quand il est indiqué d’utiliser tel ou tel exercice en réhabilitation. Il serait nécessaire d’en savoir plus sur la nature de la force au niveau des attaches ligamentaires. A noter que les forces isocinétiques et isométriques évaluées dans cette étude se déroulaient dans un cadre de force maximale. L’effort sous-maximal répercuterait des contraintes ligamentaires bien moindres.



Avis du GERAR :
   Cette étude met en valeur un profil original de méthodologie expérimentale alliant évaluation clinique et modélisation théorique. Cela permet d’orienter le lecteur vers des rappels cinésiologiques indispensables à la compréhension globale du sujet dans sa biomécanique. Vulgarisons par un exemple, un homme soulage son poids de 20% debout avec une canne. Mais il ne diminuera pas de 20% la force du moyen fessier controlatéral ; même en isolant le système musculaire au simple moyen fessier.

   Les moyens d’explorations musculaires mettent en valeur l’effort de pertinence et d’objectivation de l’équipe de recherche pour déterminer l’activité des différents groupes musculaires tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif. Cela part du principe que tel ou tel appareil ne caractérise qu’un aspect de la fonction musculaire. Par conséquence les contraintes qu’elle provoquerait sur les éléments passifs comme les LCG ne seraient que partiellement déterminées. Ce procédé a été déjà utilisé dans des conditions de laboratoire pour étudier certaines caractéristiques musculaires. Des cobayes humains et autres mammifères ont été utilisés pour étudier des paramètres comme le phénomène de fatigue, le déconditionnement, l’âge, l’effet de la gravité. Les travaux de Goubel ou de Portero peuvent donner des exemples scientifiques non-exhaustifs aux curieux avides de physiologie musculaire.


   L’une des limites soulignées par les auteurs réside dans le fait de choisir un modèle en 2D. Un modèle 3D apporterait plus de précisions quant aux relations de contraintes existants dans le système articulaire étudié. Les appareils d’AQM et autres types d’analyse biomécanique du mouvement pourraient laisser entrevoir de nouvelles possibilités pour complexifier les modèles articulaires en termes de nombres et de qualité des composantes.


   Comme le met en valeur le tableau I synthétique de l’étude décrite, les contraintes exercées sur le LCP apparaissent presque 10 fois supérieures à celles du LCA. Cela justifierait les précautions post-chirurgicales du LCP presque "outrancières" d'un point de vue fonctionnel. De plus, nous ne savons pas dans cette étude à quelle intensité était pratiquée les tests de squats ni même dans quel degré d’amplitude et par conséquent ce que représentent les contraintes calculées. Peut- être les apports de la 3D ou autres innovations amenuiseront le rapport entre ces deux ligaments en émettant l’hypothèse des ligaments actifs que sont les quadriceps, les ischio-jambiers, les triceps suraux et poplités ?

   Après lecture de cette étude, l’existence du principe de précaution entre CCO et CCF prévaut encore dans le cadre de la prise en charge des genoux ligamentaires. En effet, les auteurs encouragent le fait d’apporter des preuves supplémentaires. Un point commun à toutes les études en réhabilitation que nous avons pu lire au travers du blog réside dans le fait que la prise de risque est quasi-nulle dans l’élaboration des protocoles d’études. Il est vrai que le corps médical possède, avec leur stock inépuisable de souris blanches, une population à la merci de la prise de risque expérimental en tout genre. Il parait difficile de déterminer des protocoles complexes de CCO-CCF sur ces types de mammifères mais le salut de l’efficacité de nos pratiques devra passer par une quelconque prise de risque.  
   Evidemment le questionnement éthique deviendra une problématique à débattre et non-plus une simple formalité administrative. Un autre versant certainement plus envisageable est sur le constat de la durée d’observation assez restreinte de ces protocoles qui est de l’ordre de quelques semaines. Il faudrait imposer un protocole que les sujets puissent suivre rigoureusement durant plusieurs mois avec une hypothèse d’impact sur leur articulation : des activités physiques quotidiennes sur contraintes constantes CCO ou CCF par exemple, des charges et des durées d’exercices variables selon les groupes mais rigoureusement contrôlées. Certes, cette rigueur nécessite un investissement financier et humain important pour avoir des sujets dont leur quotidien serait fortement contraint par le protocole d’études. L’EBM que beaucoup d’entre nous veulent voir prendre un peu plus d’ampleur sous-entend une remise à plat de bons nombres de raisonnements scientifiques. La problématique CCO/CCF n’est qu’un exemple illustratif des problématiques récurrentes en thérapie physique mais ô combien passionnante.


NS.

[1] Toutoungi DE, Lu TW, Leardini A, Catani F, O’Connor JJ. Cruciate ligament forces in the human knee during rehabilitation exercices. Clinical Biomechanics 2000; 15: 176-87 – accès restreint
[2] Collins J, O’Connor J. Muscle-ligament interactions at the knee during walking. Proc Inst Mech Engs Part H, J Engng Med. 1991;205:11-8 – accès restreint
[3] Zavatsky A. O’Connor J. A model of human knee ligaments in sagittal plane: part I. response to passive flexion. Proc Inst Mech Engs Part H, J Engng Med. 1992;206:125-34 – accès restreint
[4] Zavatsky A. O’Connor J. A model of human knee ligaments in sagittal plane: part II. Fibre recruitment under load. Proc Inst Mech Engs Part H, J Engng Med. 1992;206: 135-45 – accès restreint.

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